Bureau d'Etudes dessine le dessous des cartes du pouvoir

Publié le par Ghislain Chantepie

logo5.jpgLu sur Rue89




Il existe plusieurs types de cartes. Celles qui indiquent la bonne route, celles permettant de situer un pays lointain, celles encore qui marquées d’une croix rouge peuvent mener aux trésors des pirates. Et puis il y a les cartes de Bureau d’Etudes, un collectif d’artistes qui un beau jour s’est transformé en cabinet de cartographie alternative.

 

Sur ces objets singuliers, on ne trouve ni routes ni trésors, mais les représentations graphiques des différents systèmes de pouvoirs, politique, économique, ou médiatique. Un travail colossal qui combine la richesse documentaire à la recherche esthétique pour tenter de rendre visibles "les paysages cachés" de notre société, comme les structures étatiques, financières, ou administratives.

 


Des territoires invisibles

 

Créé en 1992, Bureau d’Etudes n’en est pas à sa première exploration intellectuelle. Issus de l’école supérieure des Arts décoratifs de Strasbourg, ses deux fondateurs, Xavier et Léonore, ont réfléchi en 1998 à la question du statut de l’artiste dans la société en créant dans la ville une "Zone de gratuité", un espace culturel où toute personne pouvait prendre ou déposer ce qu’elle souhaitait. Issue de ce projet, une réflexion s’est élaborée sur les réponses politiques à la précarité artistique, comme le revenu garanti, mais aussi sur la possibilité de mettre en place une véritable économie culturelle.

 

Un travail qui a mené le collectif dans les squats de France et d'Italie pour travailler sur les questions d’autonomie. "Et pour organiser l’autonomie, il faut déjà savoir où l’on se trouve!", s’amuse l’artiste pour expliquer l’origine du projet cartographique:

"Notre idée était de savoir comment est structuré le pouvoir. Pour cela, on est d’abord partis d’une lecture classique par la propriété et le capitalisme pour réaliser les premières cartes."



Rothschild (cliquez sur la carte pour la télécharger)
 


L’ambition du collectif est de mettre en évidence la façon dont s’articulent les cœurs financiers avec les processus industriels. Des territoires invisibles, qui, pour les deux artistes, structurent de fait notre société. Graphiquement proches d’organigrammes, les premières cartes restent abstraites et difficilement déchiffrables. L’approche purement financière trouve également rapidement ses limites:

"Les cours et les bottins ne recensent que les sociétés cotées, fait remarquer Xavier. Quid des autres?"

Bureau d’Etudes décide alors d'élargir la documentation et de développer l’aspect graphique, ce qui a impliqué un apport de nouvelles connaissances et l’appel massif aux sciences sociales.

 


Rendre le réel plus tactile

La sociologie est ainsi sollicitée pour faire "rentrer des personnes dans les cartes", dépasser la vision puriste de la propriété et inclure dans leur réflexion les lobbies et approches dynastiques. Ce qui demande du temps, et de nombreuses tentatives. Chaque carte de Bureau d’Etudes est ainsi le fruit de multiples tâtonnements, d’esquisses, et d’erreurs:

"Pour la carte sur l’Etat, il nous a fallu deux ans pour sortir de la lecture juridico-administrative classique."

Un temps de maturation qui permet aussi de trouver de nouvelles sources. Des références comme Pierre Bourdieu cohabitent sur les cartes avec des travaux de chercheurs moins classiques comme Anthony SuttonBruno Latour. Des sources plus improbables, voire non référencées sont également sollicitées: ou

"C’est ainsi qu’on va lire ce qui peut être considéré comme de la merde, comme les écrits conspirationnistes. On ne dit pas qu’on les utilise, mais on les lit. De toute façon, on n’a pas peur de dire que les 200 familles ont existé. Mais on dit également qu’il n’y a pas eu que ça. La seule réponse à cette critique, c’est la rigueur de notre travail."

Mais aussi sa dimension créative, à travers l’impact des représentations obtenues. Car la grande force des cartes de Bureau d’Etudes réside dans l’immédiateté du message. Les systèmes apparaissent dans leur ensemble, les notions de réseaux sautent aux yeux du lecteur, qui peut alors se pencher alors sur les légendes, symboles et références.


 
Lagardere, chroniques de guerre
Lagardere 2003 (cliquez sur la carte pour la télécharger)
 


Ainsi, la carte du groupe Lagardère a-t-elle fait l’objet d’une hypothèse graphique préalable. Le résultat est une modélisation d’un système nerveux, avec des fonctions agencées autour d’un axe central symbolisé par le cerveau. Le réseau ainsi représenté frappe par son omniprésence, sans pour autant livrer tous ses secrets.

"Ce qu’on a pas réussi à élucider, c’est précisément au niveau du cerveau, l’articulation entre les deux pôles médiatique et militaire. Il y a des choses qu’on ne parvient de toute façon pas à trouver, ou qui restent inaccessibles."

Surveiller les "surveillants"

 

Etats, grandes entreprises, institutions internationales: les recherches de Bureau d’Etudes ont d’abord porté sur la représentation de systèmes traditionnels. Intitulées "Chroniques de guerre", certaines de ces cartes ont été présentées à grande échelle dans des centres d’art, des expositions, ou encore des festivals alternatifs comme le Next 5 minutes d’Amsterdam. Aujourd'hui se pose la question des sciences exactes:

"La question du passage à une société scientifique est apparue dans nos recherches. Ce n’est finalement qu’un autre type de paysage, après les paysages financiers ou économiques. Les approches sont finalement les mêmes qu'en sciences sociales, on part de bases de données et on lit des trucs dessus."

Les deux artistes ont ainsi développé le thème des techno-sciences dans leurs réalisations, donnant naissance à des objets graphiques inspirés des schématisations scientifiques. L’objectif reste pourtant le même: analyser notre société, décrire des espaces devenus invisibles, et surveiller "les surveillants", les acteurs politiques et industriels qui scrutent les comportements individuels.


 
EM (cliquez sur la carte pour l'agrandir)
 


Le résultat frappe par son caractère didactique : les échelles scientifiques exposent aussi bien les conséquences des téléphones portables sur le cerveau humain, que les analogies entre les galaxies et l’ADN, le tout dans un agencement esthétique qui marque. "Si on veut développer cela, il faut lire, lire encore, et comprendre", répète à l’envi Xavier. Et dépasser ainsi les limites formelles de la recherche traditionnelle.
Car Bureau d’Etudes est allé plus loin encore dans ses prospections cartographiques. "Nous avons réalisé des cartes de rêves dans nos recherches. C’est l’aspect psychique qui nous intéressait alors, l’organisation de la pensée" , explique Xavier, qui n'en dira pas plus sur ce point.

 
Cartographier les rêves ? Les paysages mentaux qui s'y trouvent doivent réserver bien des surprises. Ou des espaces vierges que l’on pourrait marquer d’une croix rouge. Et pourquoi pas, tenter alors d’y découvrir quelques trésors de l’âme.
 

 

 

Le site internet de Bureau d'Etudes



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Publié dans Divers

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